Les psychologues scolaires sont de plus en plus souvent
sollicités pour intervenir dans des situations de crise à l’école. Le problème
est, la plupart du temps, posé en ces termes : un enfant présente des
troubles du caractère et du comportement et perturbe le fonctionnement de la
classe, voire de l’école ; avec en filigrane, une demande implicite ou
explicite d’orientation vers une structure spécialisée.
En 1974, J. de Ajuriaguerra attirait déjà l’attention sur le risque que
représente le fait d’utiliser ces termes de «troubles du comportement » ou
«enfants caractériels » ou même «enfants difficiles », qui ont vu le
jour dans les années cinquante. Dans son manuel de psychiatrie de l’enfant, il
écrit : « l’isolation de groupes d’enfants souffrant de «troubles du
caractère et du comportement » a des avantages pratiques mais n’en
présente pas moins des inconvénients évidents…Il s’agit souvent d’une solution
de facilité…Le grand danger réside dans la tendance à se satisfaire d’un tel
diagnostic sans s’occuper de la dynamique conflictuelle toujours présente …»,
ces enfants risquant «d’être définitivement marqués, alors que leur avenir est
loin d’être toujours compromis ».
Nous préférerons le terme de crise, plus proche des situations que nous
sommes amenés à démêler, malgré les pressions de toutes sortes pour inscrire
les problèmes dans l’enfant lui-même et dégager l’institution scolaire de
sa propre introspection et de la recherche des modalités interactionnelles
sous-jacentes à ce genre de situation.
En effet, qu’est ce qu’une situation de crise ?
Philippe Mazet considère la crise sur un plan théorique en posant trois
ordres de principes :
- Systématique : utilisant le concept de système, donc
d’ensemble formé d’éléments, ce qui renvoie aux notions de complémentarité,
mais aussi d’antagonisme, aux notions d’organisation et de désorganisation
- Cybernétique : utilisant la notion de rétroaction
régulatrice, laquelle maintient la stabilité et la constance du système. En
l’absence de rétroaction adéquate, c’est la désorganisation et la ruée
désintégrative (runaway)
- Néguentropique : utilisant la notion de tendance à
l’ordre (c’est le contraire du principe de l’entropie, laquelle souligne la
tendance au désordre).
Philippe Mazet souligne ainsi les notions d’ordre et de désordre de tout
système vivant, d’organisation et de réorganisation évolutives.
Sur un plan clinique, moins abstrait, deux caractéristiques
générales de la crise peuvent être dégagées :
- La notion de déséquilibre temporaire, de changement,
remettant en question l’équilibre normal ou pathologique du sujet ; mais
aussi la notion d’évolution ouverte, variable, de retour à l’état antérieur, de
réorganisation positive.
- La notion de processus temporel avec une succession de
deux temps : celui de l’incertitude d’abord, de l’indécision, de
l’angoisse, du sentiment de rupture, de celui d’être submergé, sans appui, de
ne pouvoir faire face seul à la situation ; puis le temps de la résolution
de la crise, du choix, de l’aboutissement, du dénouement heureux ou malheureux
de celle-ci. Cette dimension évolutive, positive éventuellement, est à
rechercher.
Etat donc de bouleversement, de déséquilibre, à évolution ouverte, la crise
n’est pas la catastrophe. La crise la précède éventuellement et alors
l’annonce. Elle peut l’engendrer mais aussi la prévenir, à condition de la
situer toujours dans son contexte. Ceci dit, il nous paraît nécessaire
d’essayer de toujours situer la crise dans son contexte.
Bien sûr, nous ne pouvons pas nier que les enfants qui sont au centre de ces
moments de crise sont des enfants qui ont de bonnes raisons d’être agressifs au
regard de leur situation personnelle ou familiale. En effet, l’agression
physique de la part d’un enfant ou d’un adolescent peut résulter de la
combinaison d’une forte agitation et d’une frustration sévère, et les cas les
plus sévères sont ceux d’enfants qui souffrent d’une agressivité profondément
enracinée remontant à un rejet parental précoce avec frustration grave.
Cependant, si on regarde avec attention le déroulement de la scolarité de ces
enfants, on s’aperçoit la plupart du temps que l’élève avait, certes, les
années précédentes ou en début d’année scolaire, quelques problèmes de
discipline, mais que ceux ci ont pris une dimension «catastrophique » à la
suite d’un événement que l’on cherche à rattacher à l’histoire familiale ou
personnelle récente de l’enfant ; mais qui, si l’on est un tant soit peu
perspicace, s’est déroulé dans l’école et dont on cherche à minimiser les
effets, tout du moins dans un premier temps. En tout cas, l’école ne se pose
pas la question de l’opportunité de ses réponses.
Patricia McCulloch propose, dans son article «reconnaissance et
partage », propose de considérer les problèmes là où il se présente, à
l’école, et d’examiner les facteurs qui, à l’intérieur de ce système, peuvent
contribuer à leur développement, mais aussi les ressources pouvant contribuer à
leur dégagement. Citant Grégoire Evéquoz qui différencie les problèmes
(impasses dans lesquelles on s’est engagé en tentant de résoudre) des
difficultés (conditions gênantes que l’on surmonte par des actions de bon sens
et qui, la plupart du temps n’admettent aucune solution), l’auteur propose
l’idée que « quels que soient les problèmes réels ou supposés de la
famille pouvant avoir un effet sur l’enfant et sa scolarité, il est toujours pertinent
d’un point de vue théorique et utile d’un point de vue pragmatique de
considérer un problème scolaire dans le contexte où il se manifeste en priorité
– à l’école -, et de chercher des solutions à ces problèmes dans ce contexte,
quelles que soient les mesures thérapeutiques prises ou non par
ailleurs».(P.McCulloch, 1994 ; p110). Elle propose l’hypothèse selon
laquelle les comportements manifestes (ici les troubles de la conduite et du
comportement) ont davantage à faire avec les pairs qu’avec les adultes, et que
tous, d’une manière ou d’une autre, visent à masquer une situation d’échec ou
de souffrance que l’enfant précisément veut cacher aux autres élèves de l’école
ou de sa classe. L’enseignant, de par sa fonction, étant «officiellement »
au courant.
Je propose, dans cet article, une variante de la technique décrite par
Patricia McCulloch sur la reconnaissance et le partage des difficultés d’un
enfant face à des problèmes personnels et développant des attitudes de masquage
à travers des conduites agressives. Dans son article, Patricia McCulloch
élabore une méthodologie d’intervention visant à «démasquer » les
comportements problématiques en donnant des indications à l’enseignant de la
classe. Pour notre part, nous prendrons le parti de faire appel plus
directement à l’intervention du psychologue scolaire à travers des échanges
avec les élèves de toutes les classes de l’école, sous la forme de dialogues,
questions/réponses ou de mises en scènes psychodramatiques.
Pour cela, nous allons partir d’un exemple concret dont nous
détaillerons toute la procédure et tirerons les conclusions qui s’imposent.
Étude d’une situation de crise
Kévin, élève de cours élémentaire 2ème année d’une école de centre ville est
signalé au Réseau d’Aide aux Elèves en Difficultés (RASED) un mois après la
rentrée scolaire en ces termes : « Kévin est un enfant placé. Il a de
gros problèmes de comportement (à l’extérieur de la classe). Il refuse de
travailler avec le groupe classe. Il peut réussir en étant pris individuellement ».
Nous rencontrons l’enseignante qui se montre plus explicite : «Kévin
présente de sérieux problèmes de comportement à l’extérieur de la classe, en
particulier sur le temps des inter classes (cantine et récréation) et dans la
classe. Si vous êtes à côté de lui, ça se passe à peu près correctement, en
individuel. La classe, il ne connaît pas. Si je dis «ouvrez vos livres »,
il ne l’ouvre pas. Si je dis «Kévin, ouvre ton livre », il l’ouvre. Ses
évaluations de CE2 ne sont pas trop mauvaises. Mais il n’y a pas de bons
éléments dans la classe. Je le signale uniquement sur le plan du
comportement ».
Un bilan pédagogique est proposé pour se faire une idée du comportement
scolaire de Kévin. Il est réalisé par l’enseignante du RASED. Kévin travaille
avec calme. Il est très à l’aise, mettant en évidence ses réussites et parlant
spontanément de ses difficultés. Les épreuves proposées sont réussies
conformément à sa classe d’âge. La lecture est bien maîtrisée et comprise,
aucune erreur de transcription par rapport à l’orthographe n’est identifiée.
Les trois opérations : addition, soustraction et multiplication sont
acquises tant au point de vue du sens que de la technique. Les épreuves
échouées aux évaluations nationales sont réussies sans difficulté dans ce
contexte. Il commente : « j’avais pas lu,
j’ai mis n’importe quoi, ça va plus vite, c’est plus facile ».
Lorsque l’enseignante spécialisée l’interroge sur son comportement en
récréation, il répond : « Les autres, y me cherchent, ils me disent
pauvre con, sale bâtard. Alors je donne des coups de pied, des claques, des
coups de poings. Faut pas me bagarrer parce que je vais avoir plein d’histoires
et je vais être renvoyé. Je sais que si ça continue comme ça, je vais être
renvoyé. Le directeur me l’avait dit l’an dernier ».
Un rendez-vous est pris avec la psychologue du foyer de l’aide sociale à
l’enfance où Kévin est hébergé. Elle nous dit que Kévin pose des problèmes de
comportement au foyer et qu’elle le rencontre régulièrement afin de voir si une
relation psychothérapique pouvait être engagée avec lui dans le cadre d’une
consultation médico-psychologique.
Quelques jours après, l’Inspection départementale de l’Education Nationale
reçoit un appel de la directrice de l’école, signalant que Kévin est ingérable.
Les autres enfants se plaignent, ainsi que leurs parents. Kévin a des réactions
incontrôlables. L’enseignant qui remplace l’institutrice titulaire actuellement
en stage ne plaît pas aux parents d’élèves. La directrice est elle-même en
stage.
L’Inspecteur de l’Education Nationale propose que l’équipe éducative se
réunisse deux jours plus tard.
La directrice montre alors les dix lettres de parents d’élèves qu’elle a
reçues. Elles sont très virulentes et font toutes état
de plaintes au sujet du comportement de Kévin. Les parents parlent de coups de
pieds et de poings dans le ventre, d’insultes et de crachats. Un enfant, il y a
quelques jours, a été roué de coups par Kévin à la sortie de la classe. Il a
une petite plaie à la tête, mais il n’a pas été fait de certificat médical. Les
enfants se seraient mis à parler, les parents en ont parlé entre eux. D’après
eux, cette situation dure depuis l’année dernière, mais les enfants ne
parlaient pas. Kévin aurait un couteau sur lui. Les enfants ont peur de
lui. Les parents ont peur de lui. La directrice rappelle qu’elle doit assurer
la sécurité des élèves de l’école.
Quelles mesures prendre pour répondre à l’inquiétude des parents et
dans l’intérêt de Kévin ?
Les enseignants disent que l’attitude de Kévin est tout à fait correcte en
classe, qu’il est réceptif, qu’il fait le travail, qu’il ne rechigne pas sur le
travail. Même lorsque la classe fait une sortie pour une activité hors de
l’école. Par contre, dans la cour de récréation et à la cantine, on ne peut pas
le lâcher, il tape sur les autres. La directrice le prend souvent à part pour
le soustraire de ces situations conflictuelles. Il est alors calme et apaisé.
Mais cela ne résout pas le problème.
Le psychologue scolaire émet l’idée qu’il existe probablement des
interactions entre les élèves pouvant induire ces accès d’agressivité. Les
enseignants répondent que c’est un comportement complètement «gratuit ».
Il va foutre une baffe à un gamin qui n’a pas pu le provoquer. Manifestement, cette
année il a de gros problèmes parce qu’il «pète les plombs ».On comprend
que les parents soient inquiets. Des parents ont téléphoné à l’Inspecteur
d’Académie. La psychologue et la directrice du foyer parlent de la situation
familiale de Kévin et des conditions de son placement éducatif en foyer.
Actuellement, il ne va pas bien. Il pensait qu’il retournerait à la maison,
mais ça ne s’est pas fait. Il le réclame à corps et à cris. Son frère a regagné
domicile familial. Kévin vit cela comme une injustice et le dit. Kévin a besoin
d’une écoute. Celle-ci a été mise en place dans le cadre de l’établissement.
Le psychologue scolaire rappelle ce qu’il a dit précédemment, c’est-à-dire
qu’il existe probablement des phénomènes d’interactions entre les élèves avec des
provocations très discrètes ou difficilement perceptibles par les enseignants.
Mais qu’il n’existe pas de comportement «gratuit ». Les enseignants
répondent qu’on ne peut pas mettre un surveillant spécialement pour Kévin. Les
parents réclament son exclusion. Pour eux, il serait mieux dans une institution
spécialisée. En réponse à ces inquiétudes, la directrice du foyer de l’enfance
propose que Kévin ne mange plus à la cantine et réintègre le foyer le midi
pendant un certain temps. On évaluera alors les résultats obtenus. D’autre
part, il ne faut pas chercher le rapport de force avec les parents d’élèves, il
faut les impliquer et leur expliquer.
En conclusion : il faut améliorer le comportement de Kévin
et désamorcer la plainte des parents. Pour cela, une réunion exceptionnelle du
conseil d’école est convoquée pour le lendemain.
Au cours de la réunion les mesures proposées par l’équipe éducative sont
exposées. Les parents élus transmettent les dires des parents d’élèves
concernés par les agressions et précisent qu’ils ne sont pas partisans d’une
exclusion de Kévin, mais cherchent les réponses les plus adaptées pour
rassurer les parents et prévenir les comportements de violence constatés.
L’Inspecteur rappelle le rôle de l’institution scolaire, précise que les
mesures proposées par l’équipe éducative lui paraissent convenir. En réponse à
l’inquiétude des enseignants quant au comportement de l’élève durant les
instants passés hors classe, il est d’accord pour que l’enfant reste présent à
côté de l’enseignant responsable durant les sorties de la classe, et que son
passage aux toilettes soit cadré. Il conseille un protocole d’activités précis
pour les récréations, en ce qui concerne cet enfant. En cas de manquements
répétés aux consignes, il sera confié à un enseignant en dehors de la cour. Il
souligne toutefois qu’il faut arrêter la spirale qui fait de cet enfant le bouc
émissaire. Kévin est mieux à l’école qu’en établissement spécialisé.
L’exclusion d’un enfant se justifie dans le cas de faits graves et répétés. On
a un mois d’observation avec des objectifs éducatifs à réunir. S’il n’y a pas
d’évolution favorable, l’exclusion peut être justifiée à la famille, à
condition de trouver une autre école pouvant l’accueillir. Il faut pouvoir
intervenir en amont pour pouvoir éviter ces moments de crise. Il faut qu’il y
ait une discussion, surtout avec les autres enfants. Il faut dédramatiser, que
leur soit expliqué que Kévin à un comportement différent.
Le psychologue scolaire propose d’organiser ces discussions.
Projet d’intervention
Le projet d’intervention suivant, inspiré des travaux de Patricia McCulloch,
est adressé à l’Inspecteur, au directeur de l’école et à la directrice du foyer
de l’enfance :
Analyse de l’état actuel des interactions entre pairs :
Demander aux enseignants, chacun en particulier, comment ils ont procédé avec
Kévin et surtout comment ils ont parlé de Kévin aux autres élèves de la classe
et dans quelles circonstances (présence de Kévin, ses réactions, etc.).
Principe
Le problème est à considérer dans le contexte où il se manifeste, l’école.
Quels que soient les problèmes réels ou supposés existants à l’extérieur de
l’école et les mesures prises ou indiquées pour les traiter.
Hypothèses
Les comportements de Kévin ont davantage à faire avec les pairs qu’avec les
adultes. Ils visent, d’une manière ou d’une autre (gentillesse ou agression) à
masquer, cacher un état de souffrance personnelle, précisément aux autres
élèves. Les enseignants, de par leur fonction, sont «officiellement » au
courant.
Le raisonnement qui consiste à considérer qu’il y a un lien direct et linéaire
entre le problème familial et personnel et le problème scolaire tend à
démobiliser et décourager les enseignants qui ne peuvent pas agir directement
sur les problèmes familiaux et personnels de Kévin (demande de soins plus
intensifs, plus médicalisés) censés être la cause unique du problème. De plus,
ce raisonnement enferme Kévin dans sa problématique familiale comme s’il
n’appartenait qu’à ce seul système, comme s’il n’avait pas de vie propre.
Ce raisonnement néglige les interactions du système école et empêche la
mobilisation de ses propres ressources. Il y a à l’intérieur de l’école 2
facteurs potentiellement amplificateurs de l’échec : le paradoxe de l’aide
dans les interactions transgénérationnelles (verticales) qui marginalisent
Kévin et le font identifier par les autres comme un «protégé » ; et
le regard des pairs dans les interactions intra-générationnelles
(horizontales). Si les 2 interactions sont renforçatrices d’une difficulté de
départ et l’amplifient jusqu’à créer un état de crise, elles peuvent contribuer
à la résoudre.
Objectifs de l’intervention
Diminuer les interactions transgénérationnelles verticales, augmenter les
interactions intra-générationnelles horizontales. Techniquement, l’intervention
vise à modifier les interactions verticales enseignant-élève, tout en faisant
appel aux interactions horizontales.
Conditions de mise en place
Cette intervention suppose un climat de confiance et de respect entre les
enfants et l’enseignant. C’est probablement le cas, mais demande d’être vérifié
individuellement.
Plan d’intervention
Nommer et partager le problème
La 1ère étape vers la résolution du problème consiste à
l’identifier clairement. Identifier le problème ne signifie pas en chercher des
causes, des explications, mais plutôt le décrire, le circonscrire.
La 2ème étape consiste à sonder le désir de changement de
Kévin, son projet en quelque sorte.
La 3ème étape, évaluer, avec l’enseignant et Kévin,
comment ce dernier vit ses difficultés personnelles (placement, etc.) par
rapport aux autres enfants.
Hypothèse à ce sujet : probablement que Kévin considère qu’il vit une
situation personnelle «honteuse », que les autres risquent de se moquer
(est-ce déjà arrivé ?) s’ils savent à quel point il est
«malheureux ». Ces sentiments conduisent probablement Kévin à «porter un
masque » et détermine ses relations avec les autres enfants (sans
mésestimer les sentiments de culpabilité qui les accompagnent).
Phase délicate
L’enseignant propose à Kévin de parler à ses camarades de sa situation et
d’en discuter avec eux en sa présence. S’il accepte cette proposition, il
s’agit de décider si c’est lui-même qui en parle ou l’enseignant. Le fait de
nommer les difficultés de Kévin (ou que Kévin le fasse) n’exclut pas l’idée de
mettre en évidence par la même occasion ses «forces ». Regarder en face sa
situation, la nommer clairement, transmettre à Kévin le message qu’il n’a pas
besoin d’avoir honte. Cette phase de «déclaration publique » est très délicate,
car l’enfant peut refuser. Pourtant, le regard des pairs a une très grande
importance dans cette problématique. Sous le regard des autres, Kévin est en
permanence confronté à la nécessité de dissimuler sa honte (ou sa
jalousie ?), ce qu’il n’a pas besoin de faire en classe où il réussit et
où les échanges entre pairs sont canalisés. Ce n’est pas le cas dans la cour où
les échanges sont «libres ». Un mot, un regard, une façon d’être d’un
enfant peut être interprété par Kévin en fonction de sa situation et déclencher
ces attitudes de dissimulation par la violence. La «déclaration publique »
suppose la reconnaissance de Kévin dans un de ses aspects, un aspect souffrant.
Cette reconnaissance fera que Kévin n’aura plus besoin de porter un masque pour
cacher ses difficultés personnelles. Il éprouvera un sentiment de soulagement
et se créera autour de lui un «tissu d’empathie » (qui existe déjà, mais
qu’il ne reconnaît pas comme tel), les autres seront dorénavant «officiellement
concernés ». Ce sera une façon de renforcer les interactions
intra-générationnelles incluant Kévin.
Difficultés à mettre en œuvre cette phase
Il n’est pas du tout évident que Kévin ait conscience de sa souffrance. Il
faudra dont se concerter avec la psychologue du foyer pour savoir ce qu’il en
est et obtenir son aval pour ce type d’intervention.
Parfois les enseignants sont tentés de parler des difficultés d’un enfant en
son absence pour ne pas le gêner par la discussion. L’intuition de
l’enseignant, dans de telles situations, est généralement de demander la
compréhension des autres enfants pour l’enfant en question ou encore de leur
demander d’accepter de sa part des attitudes éducatives différentes par rapport
à celui-ci (plus de tolérance pour des comportements difficiles, par exemple).
Cette tactique bien intentionnée (pour ne pas blesser l’enfant et pour demander
de l’entraide) a la plupart du temps l’effet contraire. En effet, elle désigne
l’enfant, fait de lui un objet de curiosité ou pire encore, crée autour de lui
une «zone » de non-dits paralysants. Ceci est tout à fait le contraire de
l’insertion dans une dynamique de groupe de pairs qui peut l’aider. Cette
discussion doit se faire dans le respect de l’enfant, dans un esprit de
recherche de solutions, et dans un climat de confiance. En «offrant » en
quelque sorte la difficulté de l’enfant à ses pairs, l’enseignant se dégage de
sa position centrale (toute puisante ou impuissante) par rapport à ses
difficultés. Parfois les enseignants sont si découragés et exaspérés avec un
enfant que la reconnaissance et le partage dans le sens proposé ici leur est
difficile, voire impossible, en tout cas dans un premier temps. Les sentiments
de colère et d’échec par rapport à Kévin sont parfaitement légitimes et
compréhensibles, même s’ ils doivent être dépassés.
Dégager l’enseignant de sa position centrale (P.McCulloch,
1994 ; p117).
Sa position est une position de contrôle (tout faire pour enrayer le
comportement violent jusqu’à épuisement des ressources ou de la patience).
Partager la difficulté de Kévin avec lui et avec ses pairs, fait quitter la
position centrale de «contrôle » de la part de l’enseignant pour se mettre
en position «d’encadrement ». En effet, le contrôle est le contraire de
l’encadrement. Le contrôle augmente la dépendance à l’adulte et donc la
recherche pour y échapper. Les interventions constantes des adultes tendent à
casser le tissu relationnel entre enfants, à empêcher qu’il se forme ou à
intervenir pour qu’il se déforme. Ce qui amène les adultes à dépenser de plus
en plus d’énergie à contenir et à contrôler. Ils perdent ainsi leur position
d’encadrants du sous-système enfants qui a lui-même des ressources et des
énergies dont il s’agit de tirer partie.
Difficulté liée à cette phase
Le comportement potentiellement «dangereux » de Kévin ne peut
actuellement permettre un relâchement de la vigilance et du «contrôle ».
Engager l’aide des pairs
Tout d’abord, la compréhension dans le sens de la reconnaissance constitue
une sorte de «fondation » pour une communication sans «faire semblant »,
sans honte ni jugement. En partageant les difficultés de Kévin avec les autres,
l’enseignant peut favoriser une discussion à ce propos :
- Qui a déjà eu des difficultés à l’école ?
- Comment était-ce pour vous ?
- Comment avez-vous réagi ? Par rapport à vos copains, votre maître, votre
maîtresse ?
- Avez-vous été aidé ? Par qui ? Comment ?
- Comment avez-vous résolu vos difficultés ?
- Avez-vous une idée pour votre camarade ?
- Avez-vous déjà donné des coups à un autre ou envie d’en donner ?
- Qu’avez-vous fait alors ?
- Quelle a été la réaction de celui qui les recevait ? des
autres enfants ? du maître ? de la maîtresse ?
etc.
Une discussion de ce type permettrait à Kévin de ne pas se sentir seul. Les
difficultés éventuelles des autres deviendraient alors une ressource.
Modalités
Il ne s’agit pas de viser à une compréhension approfondie, de chercher une
explication dans l’histoire familiale de l’enfant, ni encore de passer un temps
considérable à ce genre de réflexion. Ce qui est important, c’est que l’enfant
en difficulté personnelle se sente «appartenir » au groupe ; la
reconnaissance de ses difficultés et l’échange sont des modalités parmi
d’autres qui peuvent contribuer à cette intégration. On peut faire l’hypothèse
que dans un tel contexte de soutien des pairs, Kévin profite davantage d’aides
particulières spécifiques, à définir, qui sont proposées par les adultes, ou
qu’il peut les demander lui-même (il y a déjà eu des tentatives de cet ordre
qui semblent avoir un moment porté leurs fruits).
Mise en œuvre
Un obstacle se dresse d’emblée : l’enseignante titulaire est toujours
en stage. Il est difficile de demander à un jeune enseignant encore en
formation de faire ce type d’intervention qui réclame du tact, de l’expérience
et une bonne connaissance des enfants. Ce qui n’est pas le cas. Cependant, la
situation se détériore. Kévin a de nouveau agressé un enfant, mais cette fois
dans la classe. Il a tenté de porter un coup de ciseaux à un autre élève,
l’enseignant s’est interposé de justesse. Kévin est tombé par terre et s’est
relevé, humilié. Il devient urgent d’intervenir. Il est convenu que le
psychologue scolaire viendrait rencontrer les élèves de chaque classe afin
d’envisager avec eux les attitudes à adopter pour prévenir les comportements
agressifs de Kévin. Alors que nous savons comment engager le dialogue avec les
élèves des autres classes, nous ne savons toujours pas comment intervenir dans
celle de Kévin. En effet, il ne s’est pas prononcé sur son désir ou non que
l’on évoque en classe ses problèmes personnels. La psychologue du foyer estime
pour sa part, que la multiplicité des intervenants auprès de Kévin risque de
générer encore plus de confusion dans son esprit. Ce en quoi elle a tout à fait
raison. Nous nous rendons à l’école pour rencontrer les enseignants et
organiser notre intervention.
Une variante de la technique de Patricia McCulloch
Les échanges avec les différentes classes révèlent plusieurs types
d’interactions. Les élèves disent principalement que lorsque Kévin est
agressif, c’est à la suite d’une provocation qui évoque sa situation
personnelle. Ils vont «le chercher », il se venge. Ils proposent des
façons d’éviter ses réactions violentes et disent les avoir essayées avec
succès.
Quelques échanges avec la classe de Kévin
- Psychologue Savez-vous qui je suis ?
Elève 1 Un psychologue.
Psychologue A quoi sert un psychologue ?
Elève 2 Quelqu’un qui nous aide
quand on n’arrive pas à travailler.
Elève 3 Vous aidez quand on a des difficultés, quand ça ne
se passe pas très bien.
Elève 3 Par exemple quand on a des soucis.
Elève 4 Moi, quand mes parents ont divorcé, j’étais allé voir
un psychologue. J’avais une boule dans la gorge et j’ai pu en parler.
Psychologue C’est une bonne raison.
Kévin J’ai une bonne raison. Ça ne se passe pas très bien. Je
suis dans un foyer.
Elève 5 Mes parents se disputent. Je dors mal et je travaille pas bien à l’école.
Psychologue Il ne faut pas que ça dure. C’est insupportable
de vivre des choses pénibles.
Est-ce qu’il y en a qui ont vécu des choses pénibles ?
Elève 6 Mes parents se disputaient. J’ai eu l’impression
qu’ils allaient divorcer. J’ai essayé de les réconcilier. J’ai pris leur main à
tous les deux et je les ai fait se serrer la main.
Psychologue Est-ce que les enfants doivent aider les parents
à se réconcilier ?
Kévin Non. C’est pas l’histoire des
enfants. C’est l’histoire des adultes.
Elève 3 Au décès de ma grand-mère, ça m’a brisé le cœur.
J’avais mille litres de larmes. Maman a hurlé. J’ai dit «ne t’en fait pas
maman ! Je suis là ! »
Kévin Les adultes ont le droit de pleurer, comme les enfants.
Psychologue Quand on vit des choses dures, on a le droit de
pleurer.
Kévin En fait, quand j’avais deux ans, mon papa tapait maman,
et j’étais triste.
Psychologue C’est très très triste.
Elève 7 Moi aussi, mon père tapait sur ma mère. On avait trop
peur de les voir comme ça.
Psychologue Quand on a quelque chose qui nous fait de la
peine, comment on réagit ?
Elève 3 On pleure.
Elève 5 On est en colère.
Kévin Il faut s’énerver contre sa peluche, dans sa chambre.
Comme ça on n’est pas en colère contre les autres.
Elève 4 Je m’énerve contre mon mur. La nuit je fais des
cauchemars. J’ai vu un psychologue pour ça.
Commentaire
L’intervention, peu orthodoxe, s’est révélée fructueuse. Les élèves ont
beaucoup participé et ont pu exprimer leurs craintes et leurs propres
solutions. Kévin s’est beaucoup impliqué et avec intelligence. Il était surpris
de constater que d’autres élèves de sa classe avaient aussi des problèmes
personnels (divorces, décès…) qui les faisaient souffrir. Ceux-ci ont dit leur
façon de supporter ce qui les tracassait. Les enseignants, présents lors des
échanges, ont beaucoup appris de leurs élèves, en particulier que certains
«utilisaient » Kévin pour régler des comptes, mais aussi qu’ils pouvaient
prévoir les réactions de Kévin et les éviter. On a aussi pu parler de rumeur et
de réalité (à propos d’un couteau imaginaire dont Kévin aurait été en
possession). Avec les grandes classes (CM1 et CM2) les échanges ont pu se
poursuivre sous forme de questions/réponses souvent très pertinentes. Avec les
petites classes (CP et CE1) de petits jeux psychodramatiques ont permis de
mettre en lumière les modalités de chacun pour faire face ou répondre à des
provocations et en en vivant les effets. Des élèves jouant alternativement
l’agresseur ou l’agressé. Ce mode d’intervention paraît plus judicieux à cet
âge.
Cette méthodologie, d’abord improvisée du fait des conditions particulières
dans lesquelles elle se mettait en place, s’est révélée génératrice de plus de
spontanéité de la part des enfants. Le psychologue scolaire, en faisant définir
sa fonction par les élèves, crée un espace transitionnel, une zone commune,
permettant à chacun de concevoir cette relation singulière permettant à
l’enfant «désigné » dans une situation de crise de pouvoir exprimer la
souffrance qu’il masque par ses actes dans un espace de sécurité psychologique
et affective sans avoir le sentiment d’être jugé.
Le lendemain de l’intervention, la directrice a réuni l’équipe enseignante
et demandé si chacun la reconnaissait bien en tant que telle dans sa fonction.
Elle a ensuite demandé aux enseignants de se prononcer sur leur souhait de
permettre à Kévin de rester dans cette école et s’il y avait sa place. Chacun a
pris conscience que, la directrice ayant été trop absente (maladie, stage), les
parents en ont profité pour prendre les choses en main. Une équipe éducative a
permis de formaliser ces changements institutionnels. L’enseignante titulaire,
rentrée de stage a trouvé Kévin «anormalement » calme. La seconde journée
s’est très bien passée aussi. Elle a demandé à Kévin : Qu’est-ce qui
s’était passé ? Pourquoi tu as fait ça ? Il a répondu : «Parce
que j’étais très énervé». L’école s’est prononcée pour le maintien de Kévin à
l’école ordinaire. Le psychologue scolaire a souligné que l’importance
démesurée de l’intervention des parents d’élèves dans cette crise a eu un effet
renforçateur considérable dans la mesure où la tolérance zéro en terme
d’agressivité était insupportable pour l’institution scolaire et mettait
systématiquement l’équipe enseignante en position d’impuissance. L’école,
soumise à la pression des parents autoproclamés en «tribunal populaire »,
devenait incapable de puiser dans ses propres ressources pour résoudre un
problème, avec des compétences qu’elle ne pouvait mobiliser.
Dominique Guichard
Bibliographie
McCULLOCH, P., « Reconnaissance et partage : agir sur l’échec
scolaire à
l’école »,
in : BLANCHARD, F. et Coll., Echec scolaire, Paris, ESF, 1994.
CURONICHI, C.-McCULLOCH, P., Psychologues et enseignants, DeBoeck, 1997
EVEQUOZ, G., Le contexte scolaire et ses otages, 1984, Paris, ESF, 1987
MAZET, P. , « Introduction à la notion de
crise en psychopathologie », in : Neuropsychiatrie de l’enfance et de
l’adolescence, n°1, 1983, pp. 1-3.